Personnages
L’Avare, un homme dans la soixantaine
Cléante, fils de l’Avare 22 ans
Élise, fille de l’Avare 17 ans
Valère, officier de Police 22 ans
La Flèche, fossoyeur
Un soir dans un grand bureau
L’Avare : En vérité, je te le dis mon fils, le monde dans lequel nous vivons est devenu fou. Inutile de protester. Tu es jeune, tu es beau, pour toi mon discours n’est sans doute qu’une litanie de vieillard ; mais regarde autour de toi ! Les gens ne pensent qu’à boire, à fumer, à se droguer. J’en connais même qui ne pensent qu’à faire l’amour. Des futilités en somme, rien de solide, d’ancré. Moi, je pense à tout autre chose, je suis envahi, habité. J’en suis l’esclave même, mais le jeu en vaut la chandelle ! Je ne bois pas, je ne fume pas. Et pour ce qui est de me droguer… Le physique, l'apparence dont on fait beaucoup de cas, ne m’intéressent guère et il y a bien longtemps que j’ai mis aux oubliettes les écervelées dont les yeux ne pétillent qu’à l’évocation d’un bijou ou d’une fourrure… Foutaises que tout cela ! Tais-toi ! La passion qui m’anime ne s’altère pas avec le temps, elle ne prend pas de rides et ne se couvre pas de crèmes coûteuses et parfaitement vaines ! Elle n'éprouve pas le besoin de se pavaner sur les airs de Don Giovanni ! Son relief est fin, doux et soigné. Ma passion ne triche pas avec mes sentiments et me donne ce qu’elle exhibe. Ah, que j’aime la palper et sentir comme elle devient chaude à mon contact sans jamais se corrompre. Elle ne me juge pas quand mon souffle se fait court. Ma passion est à moi, bien à moi ! Elle ne me trahit pas, elle ! Je peux la caresser à volonté, l’embrasser à loisir, la dévorer des yeux jusqu’à épuisement. Quand je lui ouvre mon cœur, elle n’a pas de petits rires idiots, elle ne me fait pas des yeux langoureux pour obtenir une faveur. Elle m’écoute religieusement. Elle boit mes paroles les plus folles. Si je l’enferme, pas un soupir de protestation, pas un, tu entends ? Sa tour d’ivoire, dont je prends grand soin, est drapée de velours et de soie rouges en hommage aux marchands de Venise. Personne d’autre que moi n’a le droit d’y poser son regard, encore moins de la toucher ! Elle pourrait être souillée, devenir impure ! Personne ne sait où elle se trouve, je lui ai bâti une forteresse ! Tous les jours je lui rends visite. Mon heure est la sienne. Quand je m’en approche je ressens comme un frémissement de joie le long de ma colonne vertébrale. Doucement, pour ne pas l’effaroucher, je retire délicatement son enveloppe puis elle s'ouvre alors que je l’écarte, avec une infinie précaution, pouce par pouce, le cœur battant et les pupilles dans l’expectative. Une tension indescriptible s’empare alors de tout mon corps. Puis soudain, je la vois, elle est là, telle que je l’avais laissée la veille, elle s’offre à moi et me tend les bras. Elle me fait vibrer, elle rend savoureux l'air que je respire, elle me pousse à me lever de mon lit.
Ah, ma fortune !
Cléante : Votre fortune ?
L’Avare : Évidemment, mon fils. Je suis avare, n’est-ce pas de notoriété publique ? Mais un avare sentimental, c’est beaucoup moins commun !
La scène est désormais divisée en trois parties s’éclairant alternativement lorsque chaque personnage s’exprime.
Élise : Je l’ai trouvé là, prostré portant les vêtements de la veille. Il m’a semblé qu’il ne s’était pas couché. Lorsque j’ai voulu m’approcher il a fait un grand geste et des yeux furibonds. Je lui ai parlé doucement mais il n’a pas dit un mot. Ses yeux parcouraient la pièce comme le regard d'un oiseau qui vient d'être privé de sa liberté. Ses bras étaient croisés comme s’il serrait quelque chose de peur que quelqu’un ne le lui prenne ou que cela ne s’échappe. Puis tout à coup, il a crié et a replié sa tête, il paraissait tout petit - une pelote de laine noire abandonnée. J’étais inquiète de le voir ainsi courbé au sol tel un animal blessé et j’ai tenté plusieurs fois de lui parler. Aucun son n'est jamais sorti de sa bouche. J’ai appelé la police.
Valère : Ah ça, Monsieur Harpagon, par terre qui avait l’air d’un rat apeuré ; tu n’en revenais pas. Lui dont les yeux perçants foudroyaient tous ceux qui avaient croisé leur chemin. Comme il était intraitable avec ceux qui lui devaient de l’argent. Il ne lâchait jamais sa proie, non, jamais. Combien de fois l’as-tu vu suivre ses débiteurs ? Tel un tout petit corbeau noir qui ne laissait aucun répit et attendait patiemment en croassant dans ses plumes que le porte-monnaie sorte pour en alpaguer son propriétaire et se rappeler à son souvenir. Il en a poussé des gens au désespoir et toujours avec cynisme, plaisir même ! Ce n’était plus le même homme assurément – recroquevillé sur la perte de sa chimère. Privé de sa langue acerbe et de ces deniers que lui restait-il ? Tout avait fui. Il était vide.
Élise : L’officier de Police, que j’ai reconnu évidemment, a pensé que c’était la disparition de son argent qui avait mis père dans cet état. Il en était convaincu et pour cause… Mon père a toujours aimé son argent plus que tout. Plus que ma mère qui lui avait pourtant apporté une fortune, et plus que ses propres enfants, mon frère et moi. Nous vivions de façon spartiate, chaque sou étant compté et recompté avant d’être dépensé uniquement en cas d’absolue nécessité.
Valère : Tu te souviens de tes 10 ans. C’est le jour de tes 10 ans que tout a commencé. Ton père est rentré les mains vides. D’abord tu as cru à une farce puis tu n’as pas compris quand il t’a dit qu’il avait perdu son travail et que la vie allait changer du tout au tout, que tu devrais même changer d’école parce que vous alliez déménager. Tout s'est embrumé dans ta tête mais une chose paraissait très claire : Monsieur Harpagon va nous aider, c'est ton père qui l'a dit. Ce nom, tu le connaissais, n’étais-tu pas l'ami de son fils ? Toi, naïf comme tu étais, tu as gravé ces 8 lettres dans ta mémoire, tu as cru qu’à elles seules, elles vous sauveraient.
Cléante : Quel choc de le voir à nouveau à la maison après tant d'années d'amertume. C’est un homme maintenant. Il ne reste rien de ce gamin frêle et pâle, au contraire. Je suis sûr qu'il plaît à Elise. Il sait jouer de son uniforme et le porte comme une armure. Il a l’air d’un guerrier grec revenu vainqueur de Troie. Il n’a pas eu besoin de ruse pour pénétrer notre demeure ; c'est notre tragédie qui l’a conduit jusqu’à nous.
Élise : Pendant des jours pas un son n’est sorti de sa bouche, pas un frisson n’a parcouru son corps. Il était pétrifié. J’ai même pensé au drame de Pompéi en le regardant. Dès le premier soir j’ai commencé à dormir au salon mais matin après matin une immobilité parfaite et effrayante a fini par s'installer. Pour être honnête, je ne sais pas exactement quand il est mort.
Cléante : La dernière fois qu’il est venu à la maison, mon père l’a accueilli d’une de ses phrases assassines : « Ah, c’est le petit Leroy, celui dont le père me mangera bientôt dans la main ». Nous avions 10 ans et ne pouvions pas comprendre. Nous avons même ri de cette phrase en mimant nos pères respectifs. Et puis, il n’est jamais revenu.
Valère : Tu te souviens avoir entendu des collègues évoquer l'affaire au poste. Tu te souviens que ta tête s'est mise à tourner et que tu as eu envie de vomir. D'abord tu n'arrivais à y croire, c'était comme si le destin te jouait un mauvais tour, que tu entendais des voix. Ensuite, quand tu as su qu'on te confiait l’enquête, ta première réaction a été de la refuser, de trouver n’importe quelle excuse pour ne pas la suivre. Ce nom Harpagon, Harpagon, Harpagon résonnait en toi et faisait jaillir les images de ton père assis, le nez dans ses livres de comptes à des heures impossibles. Toute l'impuissance qui avait été la tienne à l'époque ressurgissait et te faisait douter de tout, même des conclusions que tu venais de rendre dans ton dernier rapport.
Cléante : Je ne savais même pas ce qu’il était devenu ; je l’avais effacé de ma mémoire. Pendant des années, son père a mangé le poison que mon père lui fournissait : de l’argent, toujours plus d’argent et toujours plus de dettes. Quelle ironie que ce soit lui qui enquête quand la mort de son père est restée classée « sans suite ». Aucune preuve ont-ils dit.
Élise : Curieusement, quand je me suis rendu compte qu’il était passé de vie à trépas, ce sont d’autres morts qui sont revenus dans ma chair. C’était comme si la douleur de toutes les familles qui avait perdu un proche endetté jusqu’au cou traversait mon corps. J'ai revu des visages accablés, des yeux rougis, des robes noires. Lorsque je fermais les yeux, j'entendais les cloches sonner. Puis ce fut comme si tout ces souvenirs douloureux devaient sortir de mon corps, de mon âme. J’ai eu des courbatures, des nausées aussi, violentes, très violentes. Comment réparer les vivants d'un mal dont je ne suis pas responsable ?
Valère : Quand tu te promenais avec ton père, tu le sentais traqué, comme aux abois. C'était étrange et finalement, un jour, tu as compris pourquoi. C’était un dimanche. Vous étiez à la boulangerie. Soudain Monsieur Harpagon est entré et s’est glissé tout près de ton père. C’était comme s’il voulait l’aspirer, l’aimanter. Il a dit haut et fort : « Beau dimanche, Monsieur Leroy, beau dimanche. Je n’ai pas reçu les intérêts du mois dernier. Nous sommes déjà le 6 ! Si je ne les ai pas demain, je les double ! Vous m’entendez, je les double ! ». Toute la boulangerie retenait son souffle.
Cléante : Quand j’ai appris de mon père que Monsieur Leroy s’était pendu, j’ai hurlé. J’avais 15 ans et je lui ai dit « C’est de ta faute, de ta faute ! ». Mon père furieux m'a privé de nourriture pendant 24 heures. Je voulais aller à son enterrement mais c’était impossible. Comment me faire accepter par la famille Leroy. De simple ami de classe, j'étais devenu l'incarnation du mal qui était à l'origine de leur drame. Je ne pouvais qu'exacerber leur chagrin. Quant à mon père, il m'aurait purement et simplement accusé de trahison. Peut-on trahir son père à 15 ans ?
Élise : Comment Cléante et moi pouvons-nous vivre en paix avec ce nom HARPAGON?
Valère : Il écrivait sans cesse à ton père. Tu les vois encore ces colonnes de chiffres avec des montants en rouge écrits en grand et soulignés. Il l’attendait devant la maison et le suivait.
Ton père ne pouvait plus faire un pas sans qu’il ne soit présent. Un soir, il n’est pas rentré souper. Tu es allé te coucher le cœur lourd ; et pourtant tu ne savais pas que tu ne le reverrais jamais.
Cléante : J’entends encore mon père s'esclaffait quand il a su pour Monsieur Leroy, « Je vais enfin pouvoir récupérer quelque chose ! ». À l’heure de son jugement, Monsieur Leroy était sans doute présent. L’a-t-il accueilli lorsqu'il est passé de l'autre côté du miroir ? A-t-il ri ? Lui a-t-il pardonné ?
Valère : Monsieur Harpagon, le diable vous aura joué un sacré tour ! Monsieur Harpagon, vous êtes mort pour une cassette perdue, pas volée ! Elle a été retrouvée intacte ! Un oubli qui vous aura coûté cher !
Un cimetière
La Flèche : Y avo pas grin monde à ch’intermin ! Les chous, ch’est pas cha qui fait qu'les gins y vous aiment ! Pête ben que ch’est l’contraire ! Tout l’monde y faisot la fête in ville ! L’mort d’l'Harpagon, elle ara fait des heureux et cha ch’est ben ! Moi auchi, j’aro ben guincher mais j’povo nin ! Fallo ben que quequ’un y fasse le boulot ! Ch’étot trisse quind même, la tchiotte mère chernée, l’tchiot biloute tout agité et le fils Leroy ! Vin Djou ! Ch’étot li ! J’ai dû frotter les jieux pour l’croire. Quind zont quitté l’cimtière y zont passés par l’tombe du père Leroy ; eh ben cha, cha m’a fait braire*.
*Il n’y avait pas grand monde à cet enterrement ! Les sous, ce n’est pas ce qui fait que les gens vous aiment. C’est peut-être bien le contraire. Tout le monde faisait la fête en ville ! La mort d’Harpagon, elle aura fait des heureux, et ça c’est bien. Moi aussi, j’aurais bien dansé, mais je ne le pouvais pas. Il fallait bien que quelqu’un fasse le travail ! C’était triste quand même la petite, le fiston tout agité et le fils Leroy ! Nom de Dieu ! C’était lui ! J’ai dû me frotter les yeux pour le croire ! Quand ils ont quitté le cimetière, ils sont passés sur la tombe du père Leroy ; eh bien ça, ça m’a fait pleurer.
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