Du haut de mes trois ans, chaussée de mes Wellies rouges, je réponds pour la énième fois :
- Non, pas Nan. Elle s’appelle Mimi !
- Pourquoi tu ne veux pas l’appeler Nan, c’est comme cela qu’on appelle les grands-mères en Angleterre ?
- Non, c’est Mimi !
Finalement, je crie « Victoire », ma mère et son accent chantant renoncent. J’ai obtenu le droit d’appeler ma grand-mère française « Mimi ».
Dire que Mimi possédait un cabinet de curiosités ne constitue pas une gageure, mais plutôt une minimalisation de la vérité. En effet, elle vivait entourée de tant d’objets, plus insolites les uns que les autres, que mes nombreux séjours chez elles captivaient mon imaginaire de la première à la dernière seconde. Peut-être est-ce dans cette humble maison du Pas-de-Calais que sont nés mes désirs de voyages, d’explorations, mais aussi d’écritures. Chez Mimi, je pouvais m’extasier devant un fossile de végétaux trouvé par mon arrière-grand-père mineur, m’envelopper dans une soie ancienne du Japon offerte par une amie excentrique, compter indéfiniment les dents d’un poisson-scie pêché au large de Ceylan pendant la Deuxième Guerre mondiale ou frissonner de terreur, à la simple vue de la reproduction d’un œil humain en papier mâché débusqué dans une braderie. Certes, mais l’objet de mon désir n’était qu’autre qu’un coquillage mauve poli venu de l’océan lointain, et exposé sous cloche.
Sa couleur, d’une douceur extrême, me donnait la sensation d’une caresse sur ma joue. L’imaginer me faisait beaucoup de bien, car la vie des adultes autour de moi, bien tourmentée, m’emportait parfois aussi dans son tumulte. Sa taille, environ cinq centimètres sur quatre, me rassurait. En effet, j’étais certaine de pouvoir l’emporter dans le creux de la main, si une situation devait se présenter. Sa brillance m’entraînait vers les plages de son pays ensoleillé. Lorsque je fermais les yeux, je m’imaginais assise à l’ombre d’un palmier centenaire de Sumatra. Les pieds au chaud dans le sable fin ; je me délectais de la brise légère et parfumée qui se jouait de mes cheveux légers. Des embruns, différents de ceux de la mer du Nord, venaient parfumer mes narines de fragrances fleuries inconnues ; je pouvais aussi entendre le chant des pêcheurs au loin. Comme par magie, les battements de mon cœur s’harmonisaient à la pulsation de leur musique rythmée, si étrange à mes oreilles. J’entrais dans une transe, et me voyais au creux d’un coquillage pouvant me contenir. Je m’y sentais à l’abri, même si le vent me tenait compagnie. Invariablement, il fallait me lever pour le quitter, et j’éprouvais toujours un chagrin profond lorsque j’étais tirée de ma rêverie.
En grandissant, mon intérêt s’est porté sur d’autres objets, mais l’intensité de la première rencontre ne fut jamais égalée. Puis Mimi est morte, j’avais vingt-cinq ans, et j’ignore où ses merveilles s’en sont allées. Un jour, au musée des Offices de Florence, une tempête s’est abattue sur tout mon être lorsque le tableau « La naissance de Vénus » de Botticelli est apparu devant moi. Instantanément, les sensations de la plage de Sumatra sont revenues intactes à ma mémoire, et j’ai pleuré doucement.
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