Planète : Terre. Continent : Europe. Pays : Royaume-Uni. Comté : Gloucestershire. Village : Leonard Stanley. Rue : The Street. Maison : Byways. Année : 2024. Mois : décembre. Jour : mardi. Date : 10. Nuages bas, plus une seule feuille dans les arbres, rivières en crues. Je suis arrivée en train et en taxi depuis Londres. Je connais bien le chemin. Je viens ici depuis un demi-siècle.
Comme ma grand-mère aime à le raconter à tout va, la première fois que j’ai franchi le seuil, j’avais 3 ans. Je portais un imperméable bleu roi et des bottes de pluie rouges. Une image à jamais gravée dans sa mémoire.
Nana aura 99 ans en mai prochain. Elle vit toujours chez elle, entourée d’objets que j’ai toujours connus. Nana est devenue toute frêle. Depuis l’été dernier, seulement, elle a concédé la présence quotidienne d’aides-soignantes et à la livraison de plats préparés. Elle ne sort plus, même le jardin ne semble plus l’intéresser que de loin. La fin de l’automne ne se prête guère aux déambulations. Tout est gris, rien ne provoque d’extase ou d’émoi. Le jardin était de toute façon le royaume de Grandad, mon grand-père passé de vie à trépas en décembre 2013 à 98 ans.
Je me suis toujours sentie bien dans cette maison, où le temps s’est arrêté progressivement de différentes façons. D’abord, la décoration. Même si plusieurs pièces ont été rénovées au fur et à mesure, elles le furent à l’identique. Ensuite, le « Coucou suisse », que Grandad prenait soin de remonter le matin et le soir, a cessé de rythmer mes séjours. Enfin, l’étincelle dans les yeux de Nana s’est ternie. Plus de mari, dont elle s’occupait à l’ancienne, plus d’amies à qui passer un coup de fil ou écrire une carte, plus de voisins avec qui aller chez Sainsbury’s faire les courses, plus de chien à promener, plus d’envie de vivre, et cette question qui tourne en boucle :
« Pourquoi suis-je toujours là ? »
Après le départ de l’aide-soignante, Carolina, une Colombienne à l’accent chantant et aux formes généreuses, nous nous installons dans le salon près de la fenêtre donnant sur l’arrière du jardin. Au printemps, on peut y voir une glycine et un rosier se conter fleurette le long du mur du garage. Sur l’appui de fenêtre, plusieurs bibelots en verre et deux figurines chinoises, souvenirs de la vie à Singapour, après la Deuxième Guerre mondiale.
Près de nous, un puzzle en chantier et nombre de pièces attendent paisiblement sur une petite table qu’une main amicale leur prête attention. Je propose à Nana d’y jouer ensemble. L’image représente un fond marin coloré, peuplé de poissons et de tortues. Je suggère de nous attacher aux coraux rouges, et commence à collecter toutes les pièces où ils figurent. Nana en prend quelques-unes, mais bien vite, je plonge en solo. Je progresse rapidement, je suis une visuelle. Nana semble contente que je m’amuse, pourtant à plusieurs reprises, elle me dit que je vais me fatiguer si je continue.
Quand vient l’heure de déjeuner, je sors les plats préparés du congélateur, et lui demande ce qu’elle souhaite. Bœuf bourguignon, poulet aux champignons, lasagnes ou saumon aux légumes croquants. Elle choisit la première option et moi la deuxième. Tout se prépare dans le micro-ondes que je n’ai jamais utilisé. Mes incompétences techniques éclatent alors au grand jour. Malheureusement, Nana n’est pas en mesure de m’aider. En effet, la préparation de ses repas incombe aux aides-soignantes. Carolina est partie avant du fait de ma présence ! Aïe ! Qu’à cela ne tienne, je m’y colle, et, après deux ou trois essais infructueux, je réussis à préparer le plat de Nana. Comme quatorze minutes sont nécessaires au mien, elle mange seule, après avoir outrageusement salé son assiette. Elle ne semble éprouver aucun plaisir, et je crains de lui demander : « C’est bon ? ». J’avoue sans rougir que mon poulet ne transporte pas mon palais au paradis des gourmets, contrairement aux restes de pork pie que j’ai dégustés en entrée.
Pendant que je lave la vaisselle et range la cuisine, Nana s’assoupit. Revenue au salon, je l’observe. Peut-être est-ce ma dernière visite à cette vieille dame avec qui j’ai tant partagé, et à qui je ressemble ? Peut-être que le pull jaune d’or et les bottes italiennes en cuir marron que je porte aujourd'hui, et pour lesquelles j'ai reçu un compliment, resteront gravés dans sa mémoire aux côtés de mon manteau bleu roi et de mes bottes de pluie rouges lorsque la vie la quittera ?

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